Il est toujours étrange de voir de la science-fiction dans un musée. Le futur, d’un coup, appartient au passé. Ce qui était imaginé n’arrivera pas, ou pas de la même manière. Et, en tout cas, il sera écrit par d’autres. C’est un peu la première impression lorsqu’on entre au Fonds Hélène et Edouard Leclerc (oui, les supermarchés), à Landerneau (oui, Finistère).

 

Pour sa quatrième exposition, la toute jeune fondation accueille 350 planches originales de deux magazines de BD qui ont marqué leur époque : Métal hurlant de 1975 à 1987, et(A suivre) de 1978 à 1997. Nombre d’entre elles appartiennent au propriétaire des lieux, Michel-Edouard Leclerc, mais d’autres viennent aussi de collectionneurs privés ou des auteurs eux-mêmes.

Ébullition. «Dans les années 50-60, la BD, c’était pour les enfants, les débiles et les voyous, raconte Jean-Baptiste Barbier, commissaire de l’exposition. Ces deux magazines ont emmené cet art vers l’excellence et l’âge adulte.»«Là, en voyant l’exposition, je me dis qu’on est entré dans l’histoire, qu’on a été un moment de la BD, s’enthousiasme Jean-Pierre Dionnet, présent ce jour-là à Landerneau. Voilà, on a fait ça…»

Rédacteur en chef de la première heure de Métal hurlant, il est l’un de ceux qui ont permis à la barque de ce magazine d’indépendants d’aller vaille que vaille, numéro après numéro. «A un moment précis, on a attiré tous les talents de France, mais aussi de Belgique et d’ailleurs», se remémore-t-il. Il se rappelle une ambiance «où on crée des mondes, où on a de la magie». C’est certain : Druillet, Bilal, Pratt, Mœbius, Tardi, Peeters, Schuiten, Margerin, Comès, Munoz, on en oublie, la liste des auteurs qui participèrent à l’un ou l’autre de ces magazines (souvent les deux) laisse rêveur sur la qualité éditoriale et l’ébullition intellectuelle qui régnait.

L’exposition propose un parcours didactique, où l’on progresse par magazine, Métal hurlant d’un côté, (A suivre) de l’autre, et par auteur. Aujourd’hui encore, les couvertures frappent par leur beauté. Comme celle du premier numéro de Métal hurlant : Moebius au dessin, une bête assise sur un rocher, indéfinissable - un peu de singe, d’homme, de poisson, de serres d’aigle et de queue de kangourou -, hurle à la nuit. Elle est celle qui annonce le temps nouveau, le temps de la révolution.«Nous étions un groupe de rock graphique», affirme le dessinateur Philippe Druillet. Et, un groupe de rock, c’est là pour tout casser. La couverture du numéro 9 montre un robot qui dévore la fusée de Tintin. «Hey, dégage, c’est à nous maintenant d’inventer le futur», nous dit-il implicitement. De la sacro-sainte ligne claire, on passe à des styles beaucoup plus diversifiés, de la poésie de Pratt ou Mœbius aux ambiances néogothiques, souvent sombres et monumentales, de Druillet, qui s’inspirait de Gustave Doré. Une très belle et grande planche de sonSalammbô, à la bataille infinie, jonchée de tête de morts, montre cette «libération de l’imaginaire» totale, comme dit Philippe Manœuvre, qui participa à l’aventure. «Métal, c’était Hendrix», note-t-il avec son sens habituel de la formule. «On avait une image un peu sulfureuse, c’était rigolo», ajoute Franck Margerin.

Drogues. Disséminés un peu partout dans l’exposition, des petits films documentaires font intervenir les auteurs. Plutôt bien faits, ils permettent de remettre du contexte, d’avoir ce «retour sur» que les planches brutes n’offrent pas. Ces interviews peuvent être retrouvées en version longue dans le catalogue d’exposition. A noter que certaines ont été menées par Michel-Edouard Leclerc lui-même. Passé la surprise de voir un grand patron s’investir autant - mais bon il se fait plaisir, il aime la BD et c’est lui qui paye, hein -, elles sont plutôt bien menées. En parcourant l’exposition, on sent que la préférence du propriétaire des lieux et des organisateurs va plutôt à Métal hurlant. D’un côté, on a les petits Français, qui font tout à l’arrache en consommant beaucoup de drogues, avec une bonne dose de sexe, en ne payant personne et en ne vendant pas grand-chose (et quand un numéro marche, le distributeur s’enfuit avec la caisse). De l’autre, un magazine belge, lancé par une maison d’édition historique, Casterman, portée par une exigence du récit et, chose importante, qui rémunère.

«(A suivre) sera l’irruption sauvage de la bande dessinée dans la littérature»,défendait son rédacteur en chef, Jean-Paul Mougin, dans l’édito du premier numéro. Le fond de la classe et les polars, pour résumer. Sauf que c’est trop caricatural. Nombre d’auteurs sont passés de l’un à l’autre, selon les années ou les circonstances. Certaines «trahisons», comme de celle de Schuiten, parti chez(A suivre), sont restées célèbres. «La vraie différence, c’est que l’un payait et pas l’autre», analyse prosaïquement Etienne Robial, qui a créé la maquette originale des deux magazines.

Dans la BD contemporaine, on retrouve une influence importante des deux magazines. Difficile de dire que l’un des deux domine, tant cela semble être les deux jambes d’un même corps.

Quentin GIRARD Envoyé spécial à Landerneau